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La Quéstion de la drogue : Félix Guattari.

La transcription a été faite par moi-même :

Il est difficile de partir d'une définition bien claire de la drogue, il s'agit d'un phénomène qui doit être considéré au niveau d'un certain type de rapport social (une attitude d’une société vis-à-vis ses individus, ou bien ces derniers vis-à-vis eux-mêmes), et c'est une approche sociale ou bien micro-sociale qu'il faudrait adopter. Sinon il est très difficile de circonscrire qu'est-ce que c'est, où commence une drogue ? et où finit une drogue ? : Il existe combien de façons de se droguer, par exemple dans le rapport à la nourriture, on peut se droguer en étant boulimique (en mangeant beaucoup) ou inversement par anorexie (j'ai toujours pensé qu’une des techniques d'inspiration de Franz Kafka était une drogue qu’il secrétait lui-même, il s'en gardait de la drogue mais paradoxalement il se droguait par une sorte d'anorexie et par insomnie et il se mettait dans des états somnambules). On pourrait peut-être imaginer un trait commun en disant que la drogue dans ce cas-là c'est une façon de vouloir se désirer soi-même, de se replier sur soi-même, une façon de se couper d'un certain type de rapport au temps, d'un certain type de rapport à l'autre peut-être.

Il viendra sans doute un moment où l’on parviendra à mieux cerner les mécanismes psychophysiologiques de la drogue, d’autant que des recherches récentes ont révélé une vérité : l’organisme humain produit lui-même des substances analogues à celles que l’on nomme drogues — ainsi, face à la douleur, le corps sécrète des morphines naturelles, les endomorphines. C'est une piste sur laquelle moi je ne pourrais pas dire grand-chose, étant donné que ce n'est pas du tout ma spécialité. Cependant je crois que l’important, ce n’est pas tellement de chercher à saisir et à proposer une définition de la drogue (au niveau psychophysiologique) mais surtout de savoir à quel type de phénomène ça correspond.

Il me paraît par exemple incontestable que le rituel religieux est une sorte de drogue, je ne veux pas dire que la formule de Marx : « La religion est l'opium du peuple » est à prendre à la lettre, mais dans certaines situations, des certains rituels ressemblent à des situations de drogue : Je me rappelle par exemple avoir assisté à une activité de secte à New York (pas du tout genre secte Vodou mais chez des gens ‘middle class’) où tout un groupe de personnes répétaient pendant des heures une même phrase en japonais, ils ne comprenaient pas le sens de la phrase mais ils répétaient pendant des heures TRÈS VITE TRÈS VITE SANS ARRÊT.... Ça m'a beaucoup donné à réfléchir et je me suis dit : sans doute il y a un certain résultat ! .... Et je me suis interrogé sur le fait de savoir si ce n’était pas une sorte de résultat de drogue. On peut se droguer en répétant une situation, on peut se droguer -pas forcément par l'introduction d'un accord chimique- mais par un rituel. On peut imaginer des rituels répétitifs d'une autre nature, la Musique par exemple : un rythme peut avoir la fonction d’une drogue ou de ses symptômes (la névrose obsessionnelle).

La drogue a quelque chose à voir avec une certaine façon d'articuler le temps, sémiotiser le temps : Quelque chose qui tend à rétrécir, à se faire un territoire subjectif à la base du rythme et de son rapport à l'espace, constituant une protection qui développe un univers privé, réservé dans le monde. C’est comme ça que je poserai la question de la drogue, c’est-à-dire de la façon la plus générale. Ensuite il faudrait voir la manière dont lesquels les attitudes sociales et collectives sont adoptées : la Loi et la société dominante... Il y a des drogues qui sont non seulement acceptées mais recommandées (cas du rituel japonais du saké ou on peut observer une obligation sociale à boire jusqu'à l'enivrement dans certaines circonstances -avec les chefs de service, avec le patron, etc.…) Il y a aussi des situations où socialement la drogue est imposée : la Télévision, une sorte de drogue collective ou indépendamment de son contenu, le phénomène d'appuyer sur le bouton, d'envoyer des images et les attitudes qu'on prend fonctionnent exactement comme une drogue. Un jour on découvrira que ce n'est pas une métaphore mais que c’est effectif. Il y a eu des expériences de fête -je crois que c'est aux Etats-Unis- qui consistait à demander à chacun des habitants d'un quartier HLM (immeuble populaire) d'arrêter de regarder la télévision. Les sociologues ont été obligés d'arrêter cette expérience très rapidement car ça déclenchait de véritables phénomènes de manque, des troubles à tel point que les gens ont dit : on arrête l'expérience, ça montre qu’a un certain niveau, le rapport au média est un rapport de drogue.

Il y a certainement d'autres secteurs de drogue qui ne sont absolument pas tolérés et qui sont vraiment effrayantes, moi je ne ferai pas l'apologie des drogues dures, je suis suffisamment approché de gens qui en ont souffert pour comprendre la difficulté que ça représente, mais ce sont des situations où les gens sont complètement isolés, coincés et évidemment qui ne devraient pas appeler la répression. C'est une souffrance ! On ne réprime pas quelqu'un qui a le cancer ou la tuberculose, c'est aussi absurde de traiter les drogués ! (En les mettant en prison) de cette manière on les met dans des situations de manque inconvenable, c'est à peu près aussi honteux que si on cassait la gueule à quelqu'un parce qu'il a le cancer ou la tuberculose. Mais entre ces deux extrêmes il y a des situations effectivement où, ce qu'on appelle des drogues -et qu'on ne devrait pas- peuvent être plus économique pour l'hygiène et l'économie mentale individuelle que de rester dans l'angoisse. Je ne vois pas du tout d'inconvénient à ce que quelqu'un, par exemple, pour s'endormir fume la marijuana, c'est finalement une sorte de drogue (médicament) beaucoup plus inoffensif que des neuroleptiques et médicaments que prennent les gens pour dormir ou pour lutter contre l'angoisse. Il y a un immense éventail de la drogue, ça va de l'héroïne jusqu'aux lipides et le sucre, vous avez des gens qui se droguent avec des bonbons, c'est terrible !

Quand on a élargi ainsi la définition, on est renvoyé peut-être à un problème beaucoup plus large : celui de savoir qu'est-ce que signifie ces phénomènes dits de « drogue » ? .... Je dirais simplement que quelquefois, on se représentait le monde adulte, le monde normal, le monde blanc des sociétés industrielles comme quelque chose qui serait un aboutissement des hommes dans leur maturité, leur conscience et leur rapport au monde rationnel, mais c’est tout à fait le contraire.... Les sciences sont quelque chose de merveilleux et les techniques peuvent aboutir à des choses très libératrices, mais dans l'ensemble, toutes ces techniques de la vie sociale, des techniques chimiques et communicationnelles aboutissent à une immense situation de régression infantile ou les gens sont vraiment pris et programmés dans des situations -de la naissance à l'instant de leur mort- qui les droguent, qui les coupent littéralement de ce que c'est cette chose très curieuse, qui est d'être sur terre.... Être sur une planète qui est là depuis un temps donné, dont on sait très bien que ça devra terminer d'une certaine façon et avec tout ce que ça représente comme capital d'expérience et de connaissance. Qu'est-ce qu'on fout là ? Qu'est-ce que c'est que d'avoir à prendre le relais ontogénique d'un grand phylum d'une grande ligne phylogénétique ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de division sexuelle ? qu'est-ce que c'est que d'avoir à apprendre des choses ? Qu'est-ce que c'est que d'être lancé, d'être plongé comme ça dans le cosmos ?
Alors ça, ce discours même que je vous tiens peut me faire passer simplement pour fou. Ils vont dire : qu'est-ce qu'il raconte, on lui demande de parler de la drogue comme un psychanalyste ou un médecin normal et voilà qu'il parle du cosmos, de la vie et de la mort ! mais je crois que c'est justement ça qui est en question. Comment faire pour ne pas voir ? pour ne pas avoir le contact avec ? pour éviter ? pour se cacher la tête sous les couvertures ? et pour ne pas voir ce que sont ces réalités qui nous entourent ? Je crois que c'est ça la définition la plus générale que je proposerais de la drogue, étant donné qu’il y a des usages très minoritaires, très créatifs de certaines drogues qui vont exactement sens contraire. C'est quelquefois la drogue par exemple qu'un poète comme Henri Michaud va prendre. On peut imaginer une ligne de fuite, on peut trouver dans certaines situations de drogue quelque chose qui vous reprojette, vous relance dans l'univers, dans le cosmos, dans les réalités de la vie, de la mort, du rapport à l'autre, du rapport au corps, du rapport au temps etc.

C’est peut-être un peu confus tout ce que je dis, mais il me semble qu'on ne peut pas vraiment saisir ce que sont les attitudes sociales à l'égard de la drogue si on ne les situe pas dans cette immense entreprise de normalisation, de répétition et de programmation des individus, ce qu'on réprime comme phénomène de drogue c'est paradoxalement les gens qui tendent à échapper aux autres drogues, autrement dit : « il y a suffisamment de drogues comme ça imposées alors n'allez pas chercher des drogues minoritaires, des drogues qui vous font fuir à la drogue généralisée que la société dispose autour de vous. » Si un gouvernement distingue quelle est la drogue légale dans un pays, il y a des raisons qu'il le fasse, ce n’est pas tout à fait innocent, il n'est pas fait pour protéger les gens, ça veut dire qu’il y a derrière certaines intentions économiques, politiques peut-être mais aussi des raisons quasiment morales et métaphysiques. Je suis allé en Grèce il y a quelque temps et des travestis m'ont expliqué comment -y compris sur le régime socialiste- la répression continuait (peut-être d’une façon moins violente que sous le gouvernement antérieur mais ça reste de la répression quand même) comme des procès de sorcellerie, on ne tolère pas que des gens ne soient pas dans les profils dominants. Il y a d'autres phénomènes qui sont totalement mis à l'écart et presque réprimés, par exemple la vieillesse ou les handicaps physiques. Je prenais l’exemple des cancéreux tout à l'heure car ils sont aussi des gens qui se trouvent marginalisés, ça dérange et ça gène ! les suicidés aussi.